Le journal L'Alsace m'a fait l'immense honneur de me proposer d'écrire l'histoire de Nouvel An qui paraît chaque année le 1er janvier.
Je vous partage donc ici cette histoire.
Bonne lecture !
P.S. : Si la lecture est difficile sur l'image, vous trouverez plus bas sur cette page, le texte.
Et sur ce lien, vous trouverez l'article directement sur le site du journal L'Alsace.

« Seule sur la banquise »
Linn avait donné le dernier coup de burin à la sculpture qu’elle était en train de façonner. Mais elle avait l’impression qu’il manquait encore quelque chose. Elle n’avait pas eu envie de sauter de joie, comme elle aurait pensé vouloir le faire après avoir réalisé un de ses plus beaux rêves, celui de tailler une pierre si grande.
Peut-être avait-elle besoin d’y ajouter une touche de magie ? Elle prit de la peinture rouge. La sculpture représentait un renne, cet animal si fort et si fragile, si craintif et pourtant si courageux. Elle aimait cette dualité. « Ajouter une touche de merveilleux à cette statue très réaliste ne lui ferait pas de mal », pensa-t-elle. Et, de quelques coups de pinceaux, elle lui fit un petit nez rouge, façon Rudolph. L’artiste s’éloigna de son travail pour l’observer.
Une ancienne vie au rythme effréné
C’était kitsch mais rassurant pour Linn. Pour la première fois, elle avait passé les fêtes de fin d’année seule. Elle avait tout quitté, quelques mois auparavant, pour aller vivre sur une île inhabitée au milieu de la banquise. Elle s’était installée dans une maisonnette qui était un ancien poste d’observation. Elle avait pu y réaliser tous les projets qu’elle ne faisait que noter sur des listes dans son ancienne vie, au rythme effréné et à la vie sociale intense. Dans sa petite ville alsacienne, il y avait toujours quelque chose pour l’empêcher d’avancer.
Son exil s’était avéré payant. Elle avait pu concrétiser tout ce qu’il y avait sur ses listes de projets artistiques, littéraires et professionnels. Elle avait suivi des formations, terminé les dessins et les lectures qu’elle avait commencés, était parvenue à tenir le fameux handstand [position consistant à se tenir en équilibre sur les mains, NDLR.] tant convoité par les yogis.
Enlacer le renne
Mais ce matin, alors qu’elle avait mis la dernière main à son projet le plus ambitieux, elle se sentait vide. Pour se réconforter, elle eut soudain envie d’enlacer le renne. Au moment où elle ferma les yeux, les bras autour de la sculpture, Linn se retrouva projetée ailleurs, dans un brouhaha de sons et de personnes. Linn reconnut de la musique de Noël, bien trop forte. Des personnes vinrent tout près d’elle ; elles lui parlaient de façon ininterrompue avec des mots qu’elle n’arrivait à distinguer. Elle se sentait assaillie, ne savait que faire. Elle n’avait qu’une envie, retrouver le silence et la tranquillité de la banquise.
Un instant de vertige
La jeune femme lâcha la statue. En rouvrant les yeux, elle eut un vertige. « Ouh là, qu’est-ce qui m’arrive ? Je ferais bien de m’allonger un peu », se dit-elle. Le regard dans le vague, elle alla se coucher sur son divan et fixa le plafond. « Et dire que pendant un instant, ces fêtes de fin d’année m’ont manqué… Je me souviens maintenant quelle épreuve c’était ! »
Au même moment, un peu plus loin, sur la banquise, passait un petit brise-glace. À la poupe, un scientifique observait la maisonnette sur l’île… Quand, soudain, une aurore boréale s’échappa de la cheminée. Elle se déroula comme un ruban en sortant du conduit pour disparaître ensuite dans le ciel. L’homme fut interloqué. Était-ce un mirage ?
De son côté, Linn se prit en main, se releva, s’emmitoufla dans une couverture et jeta un coup d’œil par la fenêtre. C’était si paisible et si désolé à la fois. Elle aperçut le petit brise-glace au loin. À chaque fois qu’elle en voyait un, elle aimait s’imaginer la vie à bord. Encore une chose qu’elle aimerait réaliser, un séjour sur un brise-glace. L’observatrice remarqua que, pour une fois, le bateau s’avançait vers la côte de sa petite île. « Vient-il vraiment ici ? », se dit-elle.
Aurore boréale ou mirage ?
Linn troqua sa couverture pour une combinaison, écrasa un bonnet sur sa tête et sortit pour rejoindre la berge enneigée. Elle se réchauffa en faisant les cent pas. Et pendant qu’elle attendait, elle se sentit moins vide.
Le brise-glace était proche, à présent. Quelqu’un déroula une échelle, en descendit et se mit à marcher sur la banquise. C’était un homme qui vint vers Linn, tout sourire. Ils se saluèrent et, après un silence un peu gêné, la jeune femme engagea la conversation.
« Je m’appelle Linn. J’habite ici.
- Moi c’est Louis, je suis scientifique et je passais par là quand… C’est délicat, vous allez croire que je suis fou. C’était sûrement un mirage, mais j’ai vu une aurore boréale s’échapper de votre cheminée ! »
- Étrange ! Mais je vous avoue que pour moi non plus, cette journée n’est pas des plus ordinaires. Allons vérifier cette cheminée ensemble. »
« Parole de scientifique ! »
Dans la maisonnette, Linn et le scientifique scrutèrent les bûches qui se consumaient dans la cheminée. Tout paraissait en ordre. Louis fit du regard le tour de la pièce et, découvrant le renne, s’exclama :
« Vous être sculptrice ! C’est très réussi ! Vous devez être fière.
- C’est ce que j’aurais pensé ressentir en terminant ce travail. Mais ce n’est pas le cas. Savez-vous, j’ai quitté ma vie d’avant, ma famille et mes amis, pour m’installer ici… Pour avoir du temps pour moi. Peut-être est-ce cette banquise qui me mine ? Je me sens vide.
- On doit surtout se sentir bien seul dans un endroit si isolé. À chaque fois que je pars en mer, pour une longue période, ma famille me manque terriblement.
- Alors là, aucune chance ! J’aime être seule, je ressens un bien fou quand je le suis. Et puis j’ai mes projets. Il n’y a pas le temps pour une vie sociale, des relations… C’est beaucoup trop prenant !
- Cet instant que nous partageons, est-il si prenant ? »
L’être humain, cet animal sociable
Linn resta songeuse.
« Non, c’est vrai que ça me fait plutôt du bien.
- La solitude peut faire du bien. Mais la compagnie de nos semblables est tout aussi nécessaire.
- Peut-être, mais nos semblables, comme vous les appelez, m’en demandent trop ! Je ne peux pas toujours être présente.
- Et vous ne le devez pas. Vous pouvez dire non. L’être humain a une chimie complexe dont chaque ingrédient est important. Il aime la musique et le brouhaha, mais le silence le régénère, il aime une concentration intense mais il a besoin de rêvasser et de se perdre dans ses pensées. C’est pareil pour la vie sociale, le contact avec les autres. Nous en avons besoin, c’est inscrit dans nos gènes, cela crée des hormones vitales pour notre équilibre mental. Parole de scientifique !
- Mais… et mes projets ? Ici, j’ai enfin pu les réaliser. Autrement, je serais encore en train de procrastiner !
- Peut-être confondez-vous procrastination et patience ? Tout ne doit pas être fait au triple galop. Le faire est aussi important que l’avoir fini. Un projet est un tout, il a un début, un milieu et une fin, parsemé de questionnement et de détours. On a toute une vie à remplir de projets. Mais il faut aussi prendre le temps de vivre. Cela nourrit notre âme et, avec elle, nos projets. »
Le brouillard de Noël
Linn trouvait l’approche scientifique de Louis très intéressante. Ils continuèrent à échanger autour d’un thé puis, plus tard, autour d’un repas.
Cette nuit-là, avant de se coucher, Linn retourna serrer la statue dans ses bras. Elle atterrit à nouveau dans la pièce remplie de gens. Cette fois, elle se vit de loin. Elle semblait être séparée des autres personnes par un brouillard dans lequel se dessinaient des listes : bribes de sculptures, papiers administratifs à remplir, livres à lire…
Elle n’était ni en train de faire ce qu’elle avait en tête, ni à la fête, mais dans un entre-deux. Puis les paroles de Louis résonnèrent dans son esprit. Le brouillard se dissipa et elle put s’approcher des personnes et les entendre. Cette fois distinctement. Une chaleur l’envahit.
Linn retira ses mains du renne. En allant se coucher, elle se sentait enfin sereine. Dans son lit, elle repensa à la magie et à la science qui avaient ponctué sa journée et les avaient réunis, Louis et elle. Elle avait compris le message de Louis – l’importance de la dualité de l’être humain, avide à la fois de vie sociale et de solitude.
Retour en Alsace
Au petit matin, Linn demanda au scientifique si elle pouvait rentrer avec lui. Il accepta de bon cœur. Elle prit alors part à la suite de ses excursions scientifiques jusqu’à ce qu’ils retournent en Europe.
La jeune femme reprit ensuite une vie qui lui correspondait davantage, en modifiant les ingrédients de sa chimie interne, chaque fois que c’était nécessaire, en étant présente à chaque chose. Et en se recréant sa banquise, ici ou ailleurs, à chaque fois que la vie redevenait un peu trop rapide.
À la fin de l’année, Linn invita famille et amis à célébrer Noël chez elle. Cette nuit-là, une aurore boréale se mit à briller au-dessus de l’Alsace. Le renne était-il à l’origine du phénomène ? Linn n’en savait rien. Elle observa simplement le ballet des couleurs dans le ciel sans penser à rien d’autre qu’à la beauté de ce spectacle.
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